Pas facile d’interviewer Kwesta. Avec ses 10 ans de carrière, toutes les questions possibles ont déjà été posées et répondues. Le rappeur a également un emploi du temps surchargé, entre les tournages, la promotion de son album et d’autres activités. Mais le rappeur rend tout le processus agréable. Lorsque nous sommes obligés de reporter notre discussion, il m’envoie un message personnel pour s’excuser et fixer une nouvelle date. Il arrive cinq minutes en avance dans ma salle Zoom en direct de sa maison de Johannesburg, l’air calme et amical, les bruits de son bébé de 6 mois en arrière-plan. Comment ça va ? « Je me sens bien mec ! », répond-il en souriant. « Surtout maintenant que l’album est sorti et que la pression est enfin retombée. »
Les poches vides, la tête pleine de rêves
Cinq ans s’étaient écoulés sans album de Kwesta depuis DaKAR II, sorti en 2016, rien de moins que l’album hip-hop sud-africain le plus vendu de tous les temps. Le projet est désormais légendaire, inscrit à jamais au panthéon du hip-hop africain avec son incroyable liste de hits grand public et d’hymnes de rue. La réalisation de l’album a été un pari risqué pour le Kwesta de 2015, qui n’était à l’époque que dans le « top 15 », au mieux, des rappeurs sud-africains. Il se souvient de cette période avec un sourire fier : « on s’est lancés dans un projet plus grand que ce dont on était capables. On voulait en faire un double album, et on comptait travailler avec plein de producteurs : on n’avait peut-être pas assez d’argent pour le faire, mais on devait le faire ! Alors on l’a fait. On a creusé dans nos poches. Le premier CD était plus personnel, c’était juste ce qui me passait par la tête, une mise en avant de mes talents. Ensuite, DaKAR (2013) avait fait pas mal de choses, et mon nom circulait. Mais quand DaKAR II est sorti, tout a changé, pour toujours. Tout dans cet album était spécial. Que des hits, littéralement. C’était juste parfait, bro… »
C’est vrai : DaKAR II a changé beaucoup de choses, et Kwesta peut en être fier. Car le succès de l’album a été double : celui d’un rappeur dans un pays dominé par la house, et celui d’un homme issu du bas de l’échelle sociale sud-africaine, un township appelé Katlehong. Surnommé « K1 » par ses habitants, situé à 28 km au sud-est de la bouillonnante Johannesburg, le nom du quartier signifie « lieu de réussite », appelé ainsi presque par défi au regard de la dangereuse réputation de l’endroit. Lorsque Kwesta me raconte son enfance dans le township des années 1990, l’immensité du chemin parcouru semble encore le surprendre. « Grandir à Katlehong… C’est fou, mec », soupire-t-il. « C’est la zone, c’est le ghetto. Vous voyez la pauvreté et la galère dans votre vie quotidienne. Et pourtant, ces luttes sont couplées à un immense amour, celui que les gens ont les uns pour les autres et pour eux-mêmes. Parmi la pauvreté, il y a des gens qui se battent. Des rêveurs, des gens qui veulent plus et mieux. C’est pour ça que j’ai même osé rêver et devenir rappeur. »
À l’époque, le rap n’est ni commun, ni populaire. À l’exception de quelques groupes rap de niche, la bande-son du township, c’est le kwaito, le célèbre variant sud-africain bâti sur de la house music, enrichi d’un flow décliné dans les langues du pays. « J’ai commencé à aimer le hip-hop avec des groupes comme Skwatta Kamp [groupe légendaire de rap sud-africain] », affirme Kwesta. « Ils avaient une certaine poésie et une authenticité, je me sentais représenté. En commençant à rapper, je voulais raconter des histoires sur les gens avec lesquels je vivais, mais je voulais qu’elles soient entendues à Sandton [quartier le plus riche d’Afrique, NDA]. Je voulais qu’ils nous apprécient en tant qu’êtres humains et pas seulement en tant que travailleurs de bas étage. » Internet n’en était encore qu’à ses débuts et pour atteindre ses objectifs, le jeune Kwesta décide d’agir avec les moyens du bord. Enregistrant de la musique avec un micro de centre d’appel, il commence à distribuer gratuitement des cassettes dans les rues, jusqu’à attirer l’attention de Skwatta Kamp. Le groupe le prend alors sous son aile, l’emmène à la radio et le convie à des shows. En 2010, il sort Special Rekwest, son premier album, avec la ferme intention de prouver à tous qu’il sait rapper. Le projet reçoit un assez bon accueil, mais pas assez pour permettre au rappeur émergent d’en vivre. « Puis en 2011, j’ai quitté Skwatta Kamp pour me débrouiller seul. Ça a été dur, parce que je suis reparti d’en bas. On n’avait pas de studio ni d’argent pour en louer un. Et puis en 2012, j’ai eu mon premier enfant ! Vous parlez d’un timing terrible. J’essayais encore de trouver de l’argent, et voilà que je devais trouver comment élever un enfant (rires) ! J’ai utilisé cette situation comme une source d’inspiration. Je suis fauché, alors laissez-moi être encore plus fauché ; qu’est-ce que j’ai à perdre ? C’est comme ça que j’ai surmonté la chose. J’ai décidé de faire avec mes poches vides… et j’ai cherché plus profondément dedans. Ma fille a déménagé avec sa mère à Durban et pendant ce temps, j’ai conclu un accord avec Sony et j’ai fait DaKAR ».
g.o.d guluva
Faire du hip-hop une musique locale et grand public était le défi, et Kwesta, aux côtés de sa génération de rappeurs, l’a fait en incorporant de la house et du kwaito à ses titres. Le succès de « Ngud », énorme tube de 2016, en est le meilleur exemple : du rap, sur un beat house, qui parle bière locale et fêtes de township. « Même pour moi, “Ngud” a été un moment WTF », rie-t-il, alors que je lui raconte comment la chanson a été la bande-son de ma période lycée. « Je pensais que je faisais une chanson pour les gens du quartier, mais les gens la jouaient à Sandton, dans la classe supérieure, la classe moyenne, partout ! La vraie raison pour laquelle il n’y a pas eu d’album juste après DaKAR II est qu’il n’y avait pas le temps pour le faire. La demande était tellement folle… Je faisais juste quelques chansons ici et là, mais je ne pensais pas vraiment à un projet ». Cinq années intenses plus tard, quel est le défi de g.o.d. guluva ? « Montrer que j’ai grandi, sans que cela soit ennuyeux », répond-il après une pause. « Je suis marié maintenant, j’ai deux enfants. Je veux que les gens voient que je ne suis plus le même, mais sans perdre l’identité de ce que Kwesta représente pour les gens. Sans perdre l’essence du kwaito, du hood, du rap. Jusqu’ici tout va bien, je ne pense pas avoir perdu tout le monde. » Le rappeur nous avait donné un aperçu de son évolution et de ses questionnements intimes avec « Who I Am », qui soulève en fait plus de questions que de réponses. « Suis-je celui que je voulais être quand j’ai commencé ? Tout ce que je fais a du succès, mais suis-je vraiment satisfait et heureux ? Je suis en train d’y arriver, mais je ne sais pas où ça va ni quand je vais sentir que ça y est », me dit-il avec un sourire confus à propos du titre. La meilleure façon de comprendre son état d’esprit actuel est probablement la pochette (réalisée par le célèbre Nelson Makamo) et le titre de l’album. « La pochette représente un type qui quitte le township pour aller chercher une vie meilleure. C’est ce que je voulais montrer : quelqu’un qui quitte un endroit qui aurait dû le retenir et qui comprend que ce dont il a besoin ne se trouve pas toujours là où il se trouve. Le titre “g.o.d. guluva” est aussi ces deux choses. La première partie, God (Dieu), est un homme de famille adulte, qui regarde les choses d’un point de vue plus élevé. L’autre partie, “Guluva”, est littéralement de l’argot pour un gars des bidonvilles. Ce type est toujours vu comme un dur à cuire. Malgré cette dureté, la particule de Dieu en lui lui permet de s’ouvrir et de parler de ses vulnérabilités et de la façon dont il peut essayer de tout réparer. Et c’est “g.o.d.” : “Ghost Of DaKAR”. Tu tues le jeu, ça fait de toi un Dieu, tu vois ce que je veux dire ? » ajoute-t-il en riant.
Ombres et lumières
Mais ce qui ressort également de la pochette, c’est la solitude associée à ce départ. Et si Kwesta a pris sa pause musicale après un succès unanime, les conditions de création de g.o.d. guluva n’ont effectivement pas été optimales. « Les gars avec qui tu travaillais ne sont plus là, tout le pays est confiné, l’industrie est abattue, tes revenus sont réduits… », se souvient Kwesta avec un sourire blasé. « Et puis, comme Dieu le veut, il s’est passé la même chose que lorsque je faisais DaKAR : ma femme est tombée enceinte (rires) ! J’ai compris que nous allions à nouveau toucher le fond. On devait nous remettre à zéro, mentalement, émotionnellement et de toutes les manières possibles. J’ai tout accepté et je l’ai incorporé dans la musique. La douleur a été acceptée et transformée en quelque chose de beau ». Ce dualisme sombre et lumineux, tandis que Kwesta avance sur son chemin d’homme, est un thème récurrent dans l’album. Des titres comme l’enjoué « The Bottom », le romantique « Hamba Nawe » ou les spirituels « Phuma Sathane » et « Eyes », nés dans la pénombre, sonnent tous comme des messages d’espoir. « Les choses vont mal, mais il y a toujours de la lumière. Oui c’est dur, mais sors un peu de chez toi, frère ! », s’amuse le rappeur. Et au-delà de tous ces messages inspirants, Kwesta n’a rien perdu de sa brillante écriture, du victorieux « Kubo » au très politique « Fire In The Ghetto ». « Cette chanson visait à souligner que pas grand-chose n’a changé pour ce qui est des chances (de s’en sortir, NDLR) », explique-t-il. « Il y a eu des promesses de liberté pour tout le monde, mais en fait, il y a beaucoup plus de pertes d’emplois et de chômage, notre liberté financière a empiré. Toutes ces choses arrivent aux pauvres gens qui ont mis les politiciens en place, et souvent ces politiciens vivent bien. » La chanson fait également écho aux années 1990, une période extrêmement tendue de l’histoire sud-africaine, connue pour ses affrontements politiques fratricides et les énormes taux de violence dans les townships. Kwesta avait six ans lorsque le pays a été libéré, au milieu des guerres de townships et des feux dans les rues. À 32 ans, et 4 albums plus tard, a-t-il le sentiment d’être un homme accompli ? « Je ne sais pas si je suis accompli, mais ce que je sais, c’est que je suis maintenant à un niveau supérieur parce que j’accepte de montrer mes vulnérabilités. Dans le rap, on veut toujours être vus comme des durs à cuire ; je suis maintenant bien sans cette armure. »
g.o.d. guluva disponible sur toutes les plateformes.
Écoutez Kwesta dans notre playlist Pan African Rap sur Spotify et Deezer.